Aurélie Wehrlin

« On dit que le patriarcat, c’est fini dans nos pays, tu parles ! »

Aurélie Wehrlin Journaliste

Les révélations d’agressions sexuelles en série à Hollywood n’en finissent plus. Le scandale débarque en Belgique via l’affaire Bart de Pauw. Les hastags #metoo, #balancetonporc, qui encouragent les femmes à dénoncer les violences sexuelles dont elles ont été victimes, se multiplient. Les femmes et le féminisme vivent un moment exceptionnel de leur histoire. Eclairage avec Valérie Lootvoet, directrice de l’Université des Femmes à Bruxelles, qui « depuis 30 ans, pose sur le monde une grille de lecture féministe ». Propos recueillis par Aurélie Wehrlin

Que pensez-vous de ce grand déballage qui a actuellement lieu ? Comment expliquer que les langues se délient toutes en même temps, ou comme on l’entend partout, « que la parole se libère » ?

© RICHARD DE HULLESSEN/belgaimage

Souvent face à ce genre de situation, l’effet de masse entre en jeu. Une fois qu’une femme se met à parler, une autre embraie, et ainsi de suite. En général il faut un « patient zéro de la parole » et les autres se mettent à témoigner. Les femmes se disent : « si elle l’a dit et que je le dis, on va me croire. » C’est là un des enjeux principaux de la libération de la parole, à savoir pouvoir être cru. Dire qu’on a été victime de ce type d’agression reste quelque chose d’impliquant dans nos sociétés. Les femmes qui parlent savent bien qu’elles risquent d’être stigmatisées. Elles savent aussi que c’est presque toujours de la faute de la victime quand il s’agit des femmes. Ce n’est pas le cas lorsqu’il s’agit d’autre chose, par exemple quand un homme, ou une femme d’ailleurs, se fait voler sa voiture. On n’a pas ce genre de souci à les croire et à dire qu’il ou elle est une victime. Mais quand ça porte sur le sexe et les femmes, il en va tout autrement.

Pourquoi justement met-on en doute cette parole quand il s’agit de sexe ?

Woody Allen, le réalisateur, et Harvey Weinstein, le producteur, en 2008 pour la première de Vicky Cristina Barcelona
Woody Allen, le réalisateur, et Harvey Weinstein, le producteur, en 2008 pour la première de Vicky Cristina Barcelona© Reuters

Parce que ça reste l’un des grands facteurs du patriarcat d’avoir accès aux corps des femmes. Et que l’on est toujours dans l’héritage de la « femme tentatrice », qui sous-entend que s’il s’est passé quelque chose, c’est forcément qu’il y a anguille sous roche. En ce moment, des agresseurs sexuels sont épinglés dans tous les milieux, pas seulement hollywoodien. C’est aussi le cas dans le milieu politique, religieux, sportif. Des femmes qui parlent, il y en a de plus en plus. Ça montre clairement que ces attitudes masculines sont transversales, et concernent aussi bien des hommes riches que moins riches. Evidemment des questions de pouvoir vont intervenir : plus les hommes ont du pouvoir, plus ils pensent qu’ils peuvent se permettre de se comporter n’importe comment vis-à-vis des femmes. C’est un phénomène avéré. Et plus certains hommes ont du pouvoir, moins on va leur faire de remontrances par rapport à leur attitude. Et quand bien même elles leur sont faites, ils ont les moyens de les faire taire. C’est manifeste dans l’affaire Weinstein : il avait bien organisé le silence de ses victimes, à coup de règlement financier et de jeu d’influences.

On dit que le patriarcat, c’est fini dans nos pays, tu parles !

Cette mise au jour dans des milieux du show bizz peut-elle être bénéfique à Madame Toulemonde ? Si oui, comment ?

Je pense vraiment que ça peut servir à toutes les femmes, par effet d’identification. « Si elle en parle et qu’elle est crue, pourquoi pas moi ? « . Et puis il ne faut pas oublier que subir ça, c’est difficile pour les victimes. C’est lourd à porter, on ne le dit pas assez. Si à un moment les femmes en parlent, c’est parce qu’elles n’en peuvent plus. A cause des effets psychiques, des effets physiques terribles que ces secrets ont sur elles. Cette pression rappelle celle de la cocotte-minute. A un certain moment, ça devient de l’ordre du non-négociable. Il faut le dire.

A savoir si ça peut avoir des répercussions dans la société civile, c’est toujours la question de l’écart entre ce qui se passe sur les réseaux sociaux – via lesquels beaucoup de femmes se sont manifestées – et ce qui se passe dans la vraie vie. Et peut-être effectivement, ce n’est pas parce que ça inonde les réseaux sociaux qu’il y aura pour autant une meilleure prise en compte par la police ou par la justice. Mais en tout cas, il y a, c’est sûr, un effet de « politisation », au sens où on en parle. La violence sexuelle dont sont victimes ces femmes, les femmes en général, vient à être discutée sur la place publique. Et être un objet de discussion publique signifie que ça devient légitime. Légitime d’en parler, de dire ce qui est arrivé, de pouvoir penser à nommer les agresseurs. Et donc de prévenir que ces hommes-là sont dangereux. Rendre les choses publiques a toujours un effet qui peut être bénéfique.

Au regard de la situation, que peuvent justement faire les hommes – le père, le frère, le fils – pour soutenir, accompagner, participer à l’élan et faire en sorte que ça change?

Tout simplement dire aux femmes qu’ils les croient. Dire qu’ils ne laisseront plus passer ce genre de choses de la part d’autres hommes. Il ne s’agit pas de se poser en protecteur des femmes – « viens ici poulette, je vais te protéger des agresseurs. » -, il s’agit de se poser en « refuseur » et en dénonciateur de tels comportements de la part de leurs pairs. Qu’ils se désolidarisent de ce genre de comportements et répètent que ce n’est pas acceptable, qu’aucun n’homme n’a le droit de se comporter de cette manière-là.

Ça va demander beaucoup de courage aux hommes d’affronter leurs pairs

Ça va, évidemment, les obliger à sortir d’une culture qui minimise l’impact de ces attitudes, du genre « Allez, on est comme ça nous les hommes. On le sait bien, ce n’est pas graaave ». Sentiment qu’ils éprouvent peut-être parce que ça ne les implique pas physiquement, comme c’est le cas pour les femmes. Le problème est aussi que certains hommes sont victimes de violence quand ils veulent défendre les femmes. C’est pour cette raison que je pense vraiment que seul l’effet collectif peut être porteur.

Au quotidien, comment faire en sorte que cette autorisation à agresser les femmes ne passe plus dans l’éducation, des petits et jeunes garçons par exemple ?

Il faudrait déjà les désaccoutumer à la violence, à l’objectivation des femmes. Il faudrait en fait élever les garçons comme des filles. Les filles ne font pas ce genre de choses. L’acculturation à la violence par le jeu est encore très présente chez les garçons. Même dans les écoles progressistes. Et les filles sont encore élevées pour se pâmer devant les garçons qui ont de gros biscoteaux. Encore aujourd’hui, les études montrent que les petites filles savent très vite qu’être une fille ce n’est pas quelque chose d’avantageux. Quand on demande aux enfants si c’est mieux d’être une fille ou un garçon, les garçons disent tout de suite que c’est mieux d’être un garçon. Les filles aussi. Elles sont partagées entre le contentement d’être une fille, parce qu’elles n’y voient pas le problème, et la compréhension que socialement, c’est plus avantageux d’être un garçon.

Selon vous, quelles mesures devrait-on mettre en place pour mettre un terme aux agressions faites aux femmes, sur leur lieu de travail, dans la rue ?

Des questions éducationnelles se posent. Comment s’empare-t-on de cette problématique dans les écoles à travers les chartes scolaires. Comment intègrent-elles la lutte contre le sexisme. Mais également comment sensibilise-t-on les hommes au fait de s’occuper des autres, qui est un moyen de sortir de l’objectivation d’autrui. Il faut donner d’autres modèles, et là on peut évoquer le congé paternité. Les hommes sont faits aussi pour s’occuper des enfants, les plus vulnérables. C’est aussi donner plus de moyens et plus de formations aux appareils d’Etat qui sont dépositaires de la violence et de la prévention, comme la police et la justice. Si vous êtes une femme et que vous devez faire une déposition auprès de la police, et que la police rigole, ne veut pas prendre en compte les faits, ça ne sert évidemment à rien de pousser les femmes à dévoiler. Et quel trajet cela fait-il en justice ? Faire des lois c’est une chose, donner aux agents d’Etat le moyen de les appliquer en est une autre.

Le problème semble tellement énorme, la question est de savoir par quel bout le prendre…

Il doit justement être pris par tous les bouts, malheureusement.

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.© Reuters

Mais dès que certaines femmes, connues pour être féministes, lèvent la voix, elles s’en prennent plein la figure

Ce qui montre bien la puissance du patriarcat ! On dit que le patriarcat c’est fini dans nos pays, tu parles. Et ça n’a pas envie de finir. Autant il existe des zones grises qui bougent, une conscientisation, autant il existe toujours des agents – des hommes et parfois des femmes – qui vont renchérir vis-à-vis de cette volonté de progressisme. Il y a des gens qui ne veulent pas que la société évolue.

Pensez-vous que la cause féministe en soit à un tournant de son histoire ?

Il faut cesser de penser qu’on est à des tournants dans l’histoire du féminisme, tout simplement parce que cette histoire n’est jamais linéaire. Pour le moment on sait bien qu’on assiste à la fois à des progressions, mais aussi à des régressions. Et c’est parce qu’il y a des régressions et du conservatisme très affiché qu’il y a aussi des jeunes femmes qui vont prendre conscience de ce qui se passe et se dire « Mais ce n’est pas possible » . Évidemment, si on évolue dans un patriarcat plus tenu, moins vif, donc moins apparent, cette prise de conscience est moins virulente. Mais s’il y a quantité d’hommes qui se mettent à dire « Toutes les femmes sont des salopes, », il y aura parallèlement plus de gens en capacité à s’insurger contre un patriarcat qui n’est manifestement pas mort. Alors, plus qu’un tournant, on pourrait parler de mouvement paradoxal. Une chose est sûre, c’est qu’il y a une tension actuellement. Quelque chose de très fort.

Avez-vous déjà connu un moment similaire ?

Non, pas par rapport à cette problématique. Les violences sont vraiment un phénomène dont les femmes commencent à s’emparer et à rendre publique. Grace aux nombreuses campagnes de sensibilisation. Et aux réseaux sociaux dont les femmes se servent comme d’un outil et qui offrent une sacrée caisse de résonance. Ils constituent un outil très pertinent. Et parfois elles dénoncent dans la vraie vie parce qu’elles ont vu que sur le net ça bougeait.

Propos recueillis par Aurélie Wehrlin

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