Come-back artisanal: la tapisserie, c’est tendance!

Les lissières d'Aubusson ont réinterpreté Le Seigneur des anneaux en une tapisserie qui a nécessité 1 750 heures de travail. © Citéinternationale de la tapisserie

Ce savoir-faire que le public pensait ensommeillé ne faisait que se parer de ses plus beaux atours en attendant un regain de curiosité. Entre expos, magazines de déco, inspirations mode et folie DIY, ça y est, le monde de l’art de vivre a compris que quelque chose se tramait et a de nouveau les yeux rivés sur le métier.

L’oeuvre représente une rivière qui serpente dans un paysage fait de versants montagneux et de forêts. Eclairés par un soleil bas, les flots vibrent d’une succession d’aplats de bleus, formés par des points d’une grande finesse. Un curieux non averti pourrait se croire face à une tapisserie qui a traversé les siècles, après avoir orné et réchauffé le palais d’un quelconque puissant, mais la phrase qui borde l’ouvrage le détrompe. Sous le paysage, l’on peut lire :  » Bilbo comes to the Huts of the Raft-Elves « , en référence au célèbre Hobbit, né de la plume de John Ronald Reuel Tolkien.

Tombée de métier il y a quelques semaines, cette tapisserie est l’interprétation, par des lissières d’Aubusson, dans la Creuse en France, d’une aquarelle du créateur du Seigneur des anneaux. Fruit de 1 750 heures d’un labeur minutieux, l’oeuvre fait partie du projet Aubusson tisse Tolkien et sera bientôt rejointe par d’autres représentations de l’univers de Gollum.  » Nous sommes là pour bousculer les choses et pour démontrer que ce savoir-faire est en fait un support extraordinaire, très expressif et formidablement humain de l’oeuvre artistique « , expliquait, lors du dévoilement de cette création, la présidente de cette jeune Cité internationale, ouverte en 2016 et qui entend exposer cette technique dans toute sa modernité.

Come-back artisanal: la tapisserie, c'est tendance!
© Cite internationale de la tapisserie

 » Un rôle de passeur  »

Cette incursion des métiers dans les Terres du Milieu, unissant littérature fantastique et tradition, est loin de l’image un peu poussiéreuse qu’une partie du public a encore de cette activité. Elle est pourtant totalement en accord avec l’ADN de cet artisanat d’art qui aime raconter des histoires au point que l’analogie est souvent faite entre d’importantes pièces moyenâgeuses et la bande dessinée. Elle aime aussi les rapprochements avec d’autres formes d’expression, en particulier la peinture. Partir d’une toile ou aquarelle pour la reproduire en laine est une pratique courante, comme en témoigne l’exposition Au fil du siècle, 1918-2018, Chefs-d’oeuvre de la tapisserie, actuellement présentée aux Manufactures des Gobelins, à Paris.

Come-back artisanal: la tapisserie, c'est tendance!
© Cite internationale de la tapisserie

 » La tapisserie est un marqueur d’intérêt, elle a un rôle de passeur, avec sa dimension monumentale « , explique Christiane Naffah-Bayle, la commissaire de cet accrochage, en traversant des salles où s’exposent des oeuvres de glorification de la guerre datant des années 20 ou des représentations des colonies créées pour diverses Expos universelles. De grands noms des beaux-arts de l’époque signent des cartons, ces dessins à l’échelle qui seront ensuite exécutés, ou plutôt interprétés par les lissiers. Cet aspect est encore plus présent dans les salles de l’étage, face à des tapisseries sur lesquelles l’on reconnaît la patte de Picasso, Matisse, Delaunay, Miro ou encore Vasarely .  » Après la Seconde Guerre, il y a eu un vrai renouveau, notamment avec Jean Lurçat, et les manufactures nationales ont désiré faire appel à des artistes de renom « , commente la Parisienne. Louise Bourgeois, Vincent Beaurin, Carole Benzaken… Les collaborations continuent. Dernier-né de l’institution : une carte du Japon d’Alain Séchas. Magnifiant l’abstrait, l’ouvrage tente de reproduire la poésie et la texture des coups de pinceau, grâce à un mélange très étudié de laine et de soie. Signe d’un regain d’attention pour cette tradition : nombre de dossiers, notamment de très jeunes candidats, sont récemment arrivés, suite à une ouverture de poste au sein des Manufactures, qui comptent déjà une centaine de lissiers.

Fendi, automne-hiver 18-19
Fendi, automne-hiver 18-19© Photos : imaxtree

Même constat du côté du TAMAT, le Centre de la tapisserie, des arts muraux et des arts du tissu de la Fédération Wallonie-Bruxelles, installé à Tournai, qui observe un vif intérêt pour son programme de recherche. Dans cette ville textile d’envergure historique, des boursiers poussent la technique dans ses retranchements.  » Il a fallu un moment pour que la tapisserie entre dans la sphère des beaux-arts après avoir longtemps été associée aux arts domestiques. Désormais, les artistes se l’approprient et elle a une émancipation par rapport à la technique. Elle quitte le mur et s’inscrit dans quelque chose de plus culturel, utilise d’autres matériaux que la laine et la soie, etc. « , analyse Valérie Bacart, directrice générale. Celle qui veille sur une importante collection permanente et accompagne la création n’a pas l’impression d’assister à une renaissance de procédés, mais plutôt à un changement de regard des gens.  » Cela touche tous les arts textiles en général. Il y a une multiplication d’expositions importantes et le public s’élargit.  »

Gucci, automne-hiver 18-19
Gucci, automne-hiver 18-19

 » Le temps de créer  »

Du côté des acteurs du lifestyle, prescripteur de tendances, la lucarne s’est aussi modifiée.  » Rien ne s’était perdu, on est face à une revisite, poursuit Valérie Bacart. Dans les années 20 et 30, avec des créateurs comme Coco Chanel, c’était déjà très présent. Ensuite, stylistes ou décorateurs ont continué à utiliser le textile, mais sans vraiment toujours y prêter une grande attention. Aujourd’hui, ce qui est différent, c’est peut-être que l’on s’interroge là-dessus, qu’il y a une perception plus aiguisée de la tapisserie et des arts textiles.  »

Dans les salons de design renommés et sur les podiums, c’est une approche de la tapisserie à l’écoute de l’innovation qui s’expose en effet. Après avoir collaboré durant des années avec les grands noms de la mode, de Dior à Gaultier en passant par Alaïa et une  » maison classique, mais audacieuse  » dont elle s’est engagée à taire l’identité, l’artiste brabançonne Geneviève Levivier (A+Z Design) a décidé de se concentrer sur ses grands formats. En collaboration avec son époux, chercheur en chimie appliquée, elle conçoit tout, de la fibre au pigment.  » Il faut connaître ses gammes sans être passéiste. La tapisserie m’offre une liberté totale de créativité. Il y a une importante possibilité d’hybridation. Je travaille sur les mélanges de fibres textiles et de matières inattendues pour des effets visuels surprenants, avec des jours qui jouent avec la lumière « , résume l’artiste. Attentive à l’écologie, au durable et à l’économie circulaire, elle a conçu un projet autour des coquilles d’oeufs,  » la tapisserie eggshell « , qu’elle continue de développer depuis une première présentation remarquée à l’exposition universelle de Milan, en 2015. Plus que jamais, Geneviève Levivier perçoit un écho fort à son travail .  » Il y a une tendance générale, un revival pour des techniques plus lentes, qu’on réinterprète de manière contemporaine. Les gens ont besoin de se réapproprier aussi un peu de temps, de percevoir la durée de création, de sentir le travail de la main.  »

Les Eggshell de Geneviève Levivier, un projet autour des coquilles d'oeufs.
Les Eggshell de Geneviève Levivier, un projet autour des coquilles d’oeufs.© Geneviève LevivierA+ZDesign®
Une installation de Claire Williams, au TAMAT.
Une installation de Claire Williams, au TAMAT.© Decobecq
Aux Manufactures des Gobelins, une création portant l'empreinte de Picasso.
Aux Manufactures des Gobelins, une création portant l’empreinte de Picasso.© Mobilier national, Isabelle Bideau

Signe de l’époque, ce ralentissement du tempo côtoie une quête de vitesse encore bien présente et qui invite le prêt-à-porter à  » faire comme si « , imiter des techniques et faire des emprunts partiels au secteur.  » La tapisserie faite dans les règles de l’art, selon les rituels ancestraux, cela prend des années , rappelle Olivier Reman, conseiller artistique du TAMAT et professeur de stylisme à l’ESA Saint-Luc Tournai. La réinterprétation se fait de manière plus contemporaine avec des techniques que chaque créateur ou étudiant élabore un peu selon ses envies et ses projets, parfois poussé par la nécessité d’aller plus vite. Des artistes contemporains peuvent solliciter des ateliers de conception de tapisserie, mais cela représente un budget certain et un timing large. Souvent, on n’est donc pas dans la copie à l’identique, mais sur quelque chose de nouveau avec, par exemple, une technique d’appliqué, directement sur le textile, à la manière d’une broderie. On trouve aussi des points fourrure, en relief. Dans les écoles de mode, la tapisserie fait partie des apprentissages de base et inspire beaucoup.  » Par-delà les podiums, boutiques et salles de classe, le styliste et enseignant met en avant l’engouement généralisé pour des méthodes anciennes :  » Il y a un vif regain d’intérêt pour ce que l’on appelait un peu péjorativement les ouvrages féminins, que ce soit le crochet, le tricot, le macramé, la broderie et donc aussi la tapisserie. C’est cette envie de façonner soi-même, cette jubilation suscitée par les travaux manuels que l’on retrouve dans les créations.  »

 » Une oeuvre virale  »

Chaumière Oiseau surfe sur la vague des loisirs créatifs avec des kits et des ateliers.
Chaumière Oiseau surfe sur la vague des loisirs créatifs avec des kits et des ateliers.© chaumiere oiseau

En parallèle, sur Pinterest ou en suivant le #DIY d’Instagram, on voit apparaître des centaines de projets tout en laine et textures. Parmi les chouchous des amateurs de loisirs créatifs, l’on trouve la  » punch needle  » qui permet de créer un tapis rapidement. L’Américaine Amy Oxford, conceptrice d’une aiguille ergonomique, n’en revient pas de l’engouement :  » C’est une technique ancienne que je pratique depuis 1982. Je m’étais donné comme mission de la garder vivante. L’an dernier, l’artiste Arounna Khounnoraj a publié une vidéo d’elle, réalisant une oeuvre en punch needle, c’est devenu viral et une nouvelle génération est née !  » Agnès Pironon (Chaumière Oiseau) a aussi vu un réel enthousiasme pour les ateliers qu’elle organise et les kits qu’elle commercialise.  » Il y a une évolution de l’image, notamment grâce à des centres comme celui d’Aubusson qui ont dépoussiéré le domaine. Et le DIY est en train de conquérir un public plus vaste, permettant de sortir définitivement de l’association systématique aux vieux châteaux ou aux grands-mères.  » Bien sûr, entre savoir-faire perpétré sur les manufactures et expérimentations domestiques, l’écart est grand .  » On voit beaucoup de tissage, plus que de tapisserie. La seconde permet de créer des motifs alors que le premier est composé d’allers-retours simples et joue sur les effets de matière, sans dessiner « , décrit la créatrice qui s’est attelée à un livre de vulgarisation des techniques, à destination du grand public. Passerelle entre les différentes sphères, elle vend déjà des articles de déco et s’apprête à lancer une ligne d’accessoires. La tapisserie n’a pas fini de tisser sa toile…

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